26 mars 2023 – Les Dianes du XXIe siècle

Autrefois bastion masculin, la chasse attire de plus en plus de femmes et leur nombre est en constante augmentation parmi les chasseurs. Simple soubresaut post-Covid ou véritable phénomène de société ?

Elle pose de profil. Une jambe légèrement fléchie. Elle regarde au loin, fusil sur l’épaule et chapeau de feutre vissé sur sa tête. Des flocons de neige tourbillonnent autour de son visage et le champ en toile de fond est immaculé. La jeune femme tient une perdrix morte dans sa main droite. La photo, en noir et blanc, est sponsorisée par un site de matériel de chasse et, en guise de commentaire, une incitation à se procurer des vêtements chauds pour le grand froid.

Avec près de 55 000 followers, Marine, alias Instachasseresse, fait partie des nouvelles égéries de l’univers cynégétique. Dans un café branché de la capitale, la jeune trentenaire débarque avec sa chienne Opia, un setter au pelage marron et blanc. Queue-de-cheval haute, piercing discret à l’oreille, jean slim noir et petite doudoune sans manches, elle se définit comme une « pure Parisienne »« J’ai passé mon adolescence à danser dans les boîtes de nuit et à faire du shopping, je n’ai pas le stéréotype de la chasseresse. » Marine chasse depuis cinq ans seulement. Au début, c’était par amour pour Pierre, son copain, chasseur solognot invétéré. « La chasse est devenue pour moi un mode de vie et me procure beaucoup de sentiments ambivalents qui me font vivre des émotions très fortes : des stress liés aux bruits, des joies quand tu tires, la peine quand tu prélèves un animal. Cette satisfaction au moment du tir, elle est faite de ce qu’il y a avant, après, pendant », explique-t-elle.

Entre chasse et Instagram

Le jour, Marine est directrice marketing dans une start-up à Boulogne, où elle encadre 12 personnes. Le soir, elle se consacre à son activité d’instagrameuse. « Je dois répondre à ma communauté et créer des contenus diversifiés. J’y consacre deux ou trois heures chaque soir et je pose régulièrement des journées pour faire des shootings photo. » Sur son profil, les tableaux de chasses se succèdent. La jeune femme n’hésite pas à poser à côté d’un cerf mort en Écosse ou d’un chamois – tout aussi mort – dans le Cantal. À chaque fois, c’est une arme, des bottes, un sac ou autre équipement qui est mis en avant. « Je veux montrer que la chasse, ça n’est pas que du tir. Il y a l’approche, la quête, la cuisine. » Une activité assez lucrative qui permet à Marine d’arrondir ses fins de mois. Sur les réseaux sociaux, elles sont nombreuses à occuper ce créneau-là. « Paradoxalement, plus nous sommes critiquées, plus nous avons envie de dire et de montrer les choses. Nous avons compris qu’il ne fallait pas vivre cachées. »

De plus en plus décriée, la pratique de la chasse continue pourtant d’attirer de nouveaux candidats. Ils sont plus jeunes, plus urbains et, si le nombre de chasseurs baisse, la proportion de femmes, elle, ne cesse d’augmenter. Certes, elles ne sont aujourd’hui que 3 % parmi les chasseurs mais, depuis quelques années, elles représentent plus de 10 % des nouveaux candidats au permis. Un phénomène dont se félicite la Fédération nationale des chasseurs (FNC). « Il y a quelques années, voir une femme à la chasse tenait presque du miracle. Aujourd’hui, rares sont les battues où il n’y en a pas au moins une », se réjouit Willy Schraen, président de la FNC. L’ennemi numéro un des animalistes y voit un atout dans son combat. « Dès qu’on féminise la chasse, elle devient socialement plus acceptable. Aujourd’hui, il y a ce cliché de l’homme plutôt âgé, alcoolique, un peu barbare. Quand vous mettez à la place une jeune femme de 20 ans passionnée de chasse, ça déstabilise totalement les gens en face de nous »poursuit-il.

obligée de cacher sa passion

Charles Stépanoff est anthropologue et directeur d’études à l’EHESS. Il consacre une grande partie de ses recherches au monde de la chasse. « Dans notre société, le tabou sur l’accès des femmes à la violence subsiste : elles sont peu représentées dans l’armée, les abattoirs, la boucherie et la chasse. Elles font une entrée progressive dans ces milieux-là, analyse-t-il. Avant, la présence féminine dans la chasse était surtout aristocratique, aujourd’hui cela concerne vraiment tous les milieux sociaux : ouvriers, paysans, classe moyenne. C’est l’un des rares mondes où toutes les classes sociales peuvent se côtoyer », précise le chercheur.

C’est l’Île-de-France qui compte le plus de candidatures féminines au permis. En 2022, les femmes représentaient 12 % des apprentis chasseurs. « Il y a un regain important depuis le Covid. Nous avons même dû ouvrir une liste d’attente », se félicite Alice Tonnelier, formatrice auprès de la Fédération interdépartementale des chasseurs d’Île-de-France (Ficif). « Non seulement les femmes sont de plus en plus nombreuses, mais elles ont un taux de réussite plus élevé que les hommes : 83 % contre 72 % ! »

Dans la forêt domaniale de Marly-le-Roi, au Trou-d’Enfer, les futurs chasseurs viennent se préparer au permis. Ce matin d’hiver humide, ils sont une petite dizaine à être au rendez-vous dès 8 heures. Mains dans les poches et mentons recroquevillés dans leurs doudounes, les candidats écoutent l’instructeur avec attention, puis c’est au tour d’Alexandra d’être évaluée. Un faux sanglier surgit. La quadragénaire tire et rate sa cible.

Le formateur lui replace le fusil sur le haut de l’épaule. « Colle ta joue, lui dit-il. C’est toi qui maîtrises ton arme et pas ton arme qui te maîtrise. » Employée de banque à Paris, Alexandra ne vient pas d’une famille de chasseurs mais, depuis qu’elle est petite, elle est intriguée par cet univers.« Ce que j’aime, c’est être postée sur un mirador en pleine nature et observer les animaux. Pas forcément leur tirer dessus. Et si je le fais, ce ne sera jamais sur un chevreuil ! Sans doute à cause de Bambi ! » lâche-t-elle en souriant. Une passion nouvelle qu’elle assume difficilement. Pendant l’interview, elle demande soudainement à changer de prénom. « C’est pour les collègues. Je n’ai pas envie d’avoir les remarques du lundi matin : alors, tu en as tués combien ce week-end ? Ils vont me dire que la forêt est dangereuse à cause de nous. » Même ses parents ne sont pas au courant. « Ils ont une petite réticence liée à la protection des animaux. » Ni son fils de 10 ans, car « en parler à l’école, ce ne serait pas super pour lui ».

Si le phénomène est nouveau dans la chasse à tir, c’est loin d’être le cas dans la chasse à courre. Depuis toujours, la vénerie compte une part importante de femmes, et elles représentent aujourd’hui 25 % des veneurs. « Dans l’Occident aristocratique, les princesses avaient leurs équipages qui chassaient le daim. Certaines gravures attestent de femmes qui découpent le gibier. C’est une pratique où les femmes peuvent avoir accès à des fonctions de commandement, être maîtresses d’équipage, diriger les hommes, les chiens et les chevaux », explique Charles Stépanoff.

Dans le petit village sarthois de Villaines-la-Carelle, à l’orée de la forêt de Perseigne, les cloches retentissent et une foule se masse aux abords de la ravissante petite église Saint-Rémy. Pour un passant peu coutumier des fastes de la chasse à courre, la scène pourrait paraître d’un autre temps. Adeline Nègre est vêtue d’une redingote bleu marine à col jaune agrémentée d’une lavallière blanche. Ses cheveux noir de jais réunis dans une tresse, elle est légèrement maquillée. C’est le jour où le Rallye Perseigne, l’équipage de son père Jean-François, fête la Saint-Hubert, patron des chasseurs. L’église est remplie. Les femmes sont à gauche et les hommes, à droite. Adeline est assise au premier rang avec sa mère et sa fille, Thaïs, 13 ans, qui va vivre sa première chasse à cheval. La quadra est aujourd’hui installée à Genève où elle travaille dans une société de shipping. « J’essaie de venir très régulièrement ici. Je chasse depuis que j’ai 10 ans, j’ai du mal à m’en passer ! » À la fin de la célébration, la foule se masse dans le jardin du maître d’équipage pour le traditionnel baptême des chiens. La messe dite, Adeline monte sur son cheval et, avec une dizaine d’autres femmes, ouvre le bal en se dirigeant vers la forêt de Perseigne, qu’on dit peuplée d’une cinquantaine de cerfs. « Ce que j’apprécie, c’est l’incertitude. Quand tu démarres la chasse, tu ne sais pas de quel côté de la forêt tu vas partir ni quel animal tu vas chasser. C’est une aventure différente à chaque fois. Un éternel recommencement. » Dans son milieu professionnel, Adeline tait le plus souvent sa passion. « C’est très souvent un terrain glissant et beaucoup nous jugent sans chercher à comprendre. »

les plaisirs de la traque

La nuit tombe, une harde de cerfs débuche dans une grande prairie. Les chiens passent à côté sans faire attention, l’animal chassé n’est pas parmi eux. La traque se poursuivra jusqu’au crépuscule, en vain. « C’est frustrant d’être pris par la nuit. Mais cela signifie que le cerf le méritait. Il a été plus fort que nous. Il a rusé. Nous ne sommes pas cruels car l’animal a de vraies chances de s’en sortir et, en général, nous prenons un cerf sur cinq chasses. »

Si la discipline se féminise, elle n’échappe pas à la prédominance masculine dans les postes à responsabilité. Claire Thiériot est aujourd’hui la seule femme à diriger une fédération départementale. Cette agricultrice de 39 ans, éleveuse de limousines, pratique la battue au sanglier chez elle, dans la Creuse. Encore une qui n’est pas du milieu puisque son père était commerçant. « En fac de bio, je suis tombée amoureuse d’un agriculteur, creusois et chasseur. Il avait toutes les tares ! » dit-elle, en riant au volant de son pick-up alors qu’elle nous emmène faire un tour du propriétaire. Soudain, elle freine et nous montre un champ complètement labouré. « Regardez là, ce sont les dégâts des sangliers, la terre est toute retournée. On a trop de sangliers en ce moment. » Un soleil d’hiver inonde les collines et les paysages sublimes de cette terre injustement méconnue. Claire attend des instructions de ses coéquipiers, tous des hommes, pour savoir sur quelle parcelle ils vont chasser. « Quand tu es dans le milieu rural toute l’année, avec des animaux que tu vois tous les jours, la chasse est naturelle, ça va de soi. La ville et le monde rural, ce sont deux sociétés qui ne se comprennent plus, déplore Claire. Parfois, des gens nous klaxonnent et nous injurient. Ce sont des néoruraux, ce sont eux les pires. »

donner une image plus douce

Ce matin-là, nous croisons le chemin de promeneurs très inquiets. « On risque quelque chose ? » demandent-ils à la chasseresse. « On a un rôle de pédagogue, mais ce n’est pas toujours facile car un promeneur sur deux est assez agressif. Mais le fait que je sois une femme étonne souvent les gens et cela les adoucit. » Claire se souvient que ses débuts « à la fédé », dans ce milieu intégralement masculin, n’ont pas toujours été faciles. « On doit d’abord faire nos preuves avant d’être respectées. J’ai trouvé ma place car je suis capable de tout faire : sortir les chiens des carrés, dépecer les sangliers. »Soudain, une pibole sonne quatre coups, le sanglier a été vu. « J’aime assez être la seule femme. L’ambiance est très différente. Il n’y a pas de crêpage de chignon, c’est franc. Oui, il y a toujours les commentaires « tiens, tu vas faire la vaisselle » mais ce n’est pas méchant. » Après la chasse, tous se retrouvent à « la cabane », maisonnette dans laquelle ils organisent leurs repas. Claire, les mains sanguinolentes, dépèce le sanglier avant d’aller préparer l’omelette aux girolles pour son équipe.

Les Dianes du XXIe siècle mettent souvent en avant leur passion pour les animaux, la nature et la quête. D’où le succès récent de la chasse à l’arc. « C’est une technique de plus en plus prisée par les femmes car c’est avant tout un travail d’approche des animaux. On ne recherche pas la rentabilité. Il n’y a pas de coup de feu. Nous devons mettre à profit tous nos sens, qui sont en éveil permanent », développe Alice Tonnelier, que nous retrouvons chez elle, en Charente, où elle s’adonne à sa passion. Ce matin-là, en vacances avec son compagnon, elle part chasser le faisan. Sa chienne Lexi avance en éclaireuse et Alice la suit, très concentrée. « C’est à nous d’essayer de comprendre le biotope autour de nous pour essayer de savoir où se cachent les animaux. Récupérer les indices et les traces. La chasse m’a vraiment appris à lire la nature. »Alice a consacré sa vie entière à la chasse. « À la fois parce que j’aime ça, mais aussi parce que c’est une manière de militer. S’il n’y a pas des gens pour reprendre le flambeau, la chasse ne perdurera pas. »

Les attaques antichasse, qu’elle dit exacerbées depuis une dizaine d’années, la touchent. « Il faut avoir une sacrée force mentale, sinon, ça pèse. Moi, je sais pourquoi je chasse : pour servir des atouts qu’on a à la naissance, nos cinq sens. Perdre tout ça, c’est perdre notre part d’humainCes critiques me font peur car nos adversaires utilisent des messages chocs tout faits. Et dans le monde de la chasse, on n’a pas cette force de communication. » Soudain, Lexi s’arrête devant un buisson épineux d’où s’envole un faisan. Alice le vise et la flèche se plante dans la cage thoracique de l’oiseau. Elle jubile, les larmes aux yeux avant de câliner et féliciter sa chienne.

une féminisation bienvenue

« Si on ne change rien, la chasse sera amenée à disparaître. »Montaine Vanier, 30 ans, vient de fonder, avec son frère Loup, l’application Tuchassou, le « Airbnb » de la chasse pour ceux qui cherchent un territoire où exercer leur passion. Trois cents lieux et 3 000 chasseurs y sont référencés. « On vérifie avant que tous respectent notre charte et que les territoires qui les accueillent aussi. Par exemple, s’ils publient des photos de leurs trophées ou d’animaux morts sur les réseaux, aucun intérêt ! » Car pour Montaine Vanier, toute viande prélevée devrait être consommée. « Une viande de gibier, c’est une viande bio, décarbonée, un animal élevé en liberté, prélevé sans stress. » En somme, la jeune femme défend l’idée d’une chasse durable et équitable. « Si on mange de la viande, pourquoi lutter contre la chasse ? On a besoin de réguler les espèces. C’est un fait. S’il n’y a plus de chasse, il n’y a plus de forêt. Il faut savoir prélever ce que la nature nous offre, mais avec parcimonie », précise-t-elle. Si la chasse prend ce virage-là, Montaine en est certaine, elle sera plus acceptée par le grand public.

L’avenir de la chasse passera-t-il par les femmes ? « Indéniablementassure Willy Schraen. Alors que nous sommes massacrés dans les médias, on n’a jamais accueilli autant de jeunes, autant de femmes et autant de gens qui n’ont aucun lien avec la chasse. » Interdiction, limitations… si l’avenir de la chasse française reste très incertain, la féminisation de cet univers pourrait incontestablement transformer son image.Chasseresses: les Dianes du XXIe siècle

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